Le thème de cet article peut sembler de prime abord « vu et revu » voire convenu, mais l’est-il vraiment ? Si l’importance des relations sociales est admise par tous, l’enjeu fondamental est-il vraiment compris ? Car force est de constater que les collectifs de travail sont toujours malmenés et que la question de la destruction du lien social au travail (mais pas que) se pose.
Le monde du travail connaît aujourd’hui une transformation rapide et profonde. Ce changement est porté par les nouvelles générations de femmes et d’hommes entrant dans la vie active qui ont été bercé par les nouvelles technologies, l’évolution des modes de travail et un environnement culturel de plus en plus mondialisé en Occident.
Dans un contexte social et économique marqué par l’ultra-libéralisme, la rationalisation, la baisse des dotations budgétaires et la privatisation des services publics, les valeurs d’entraide et de solidarité sont donc reléguées au second plan.
Cet article se propose de donner notre analyse des facteurs de cette rupture du lien social, en explorant les dynamiques actuelles du monde du travail. Nous examinerons également l’importance majeure, selon nous, de redonner vie à des relations sociales de qualité au sein des organisations de travail et imaginerons des perspectives pour renforcer ces liens essentiels, comme la camaraderie, l’entraide et la solidarité.
L’individualisme culturel, l’essor des réseaux sociaux, le télétravail, le nomadisme professionnel et digital ont créé des environnements de travail où le lien social, autrefois ancré dans la quotidienneté des interactions en entreprise, se fragilise. Cette altération du lien social dans le milieu professionnel, et de façon plus générale dans la société, pose des questions cruciales pour les organisations de travail publiques ou privées, le sens donné au travail, le bien-être des individus, leur productivité et la cohésion au sein des collectifs.
Les jeunes générations sont souvent caractérisées par une recherche d’indépendance et de flexibilité. Bien que ces aspirations soient légitimes, elles peuvent aussi mener à une forme d’individualisme exacerbé où le respect même du contrat de travail s’oublie et l’esprit d’équipe et les collectifs se diluent. Ce changement est également soutenu par les évolutions de politiques publiques et les modèles de management modernes en France qui tendent à favoriser notamment la recherche de rentabilité, l’évaluation et l’atteinte d’objectifs individuels, contribuant ainsi à renforcer l’individualisme professionnel et diminuer l’engagement collectif.
Parallèlement à cela, les réseaux sociaux, les outils de messagerie instantanée et les plateformes collaboratives ont transformé la manière dont les professionnels apprennent (formation initiale et professionnelle continue) et interagissent dans le travail. Bien que ces outils aient facilité la communication rapide et la collaboration à distance, ils ont également introduit une dimension d’éloignement et de superficialité dans les échanges. L’illusion d’une proximité constante dissimule souvent une absence de profondeur dans les relations interpersonnelles. Les échanges digitaux, bien que pratiques, n’offrent pas la « chaleur » des interactions en face à face, ce qui peut isoler les individus, éroder le sentiment d’appartenance au même collectif et renforcer encore l’individualisme. Bref, si les nouvelles technologies de l’information développent la connexion, elles peuvent réduire ou détériorer la relation (quantité versus qualité).
Plus récemment, le télétravail, largement répandu depuis la crise sanitaire, ainsi que le nomadisme digital, ont redéfini la notion de présence au travail. Le fait de travailler à distance, bien que libérateur pour certains, a parfois créé un fossé entre les collègues. La distance physique rend les interactions plus fonctionnelles et moins spontanées, ce qui limite les opportunités de créer des liens de confiance et de complicité. À long terme, cette absence de contacts informels peut affaiblir les relations et l’esprit d’affiliation à un collectif, pourtant essentiels à la bonne marche d’une organisation.
Les conséquences de la perte de lien social dans le milieu professionnel peuvent alors être multiples : perte de motivation et baisse de la productivité, augmentation du stress, risque de burn-out et en conséquence aggravation de la perte de cohésion et d’esprit d’entraide. C’est l’engrenage du cercle vicieux.
Un environnement où le lien social est affaibli peut rapidement devenir démotivant. Le sentiment d’isolement et de déconnexion par rapport aux collègues et à l’organisation de travail affecte la motivation des agents, leur engagement et, en fin de compte, leur productivité. Plusieurs études montrent qu’une bonne ambiance de travail, basée sur des relations sincères et des échanges fréquents, est essentielle pour maintenir l’enthousiasme et l’implication des collaborateurs (Deci et Ryan « Théorie de l’autodétermination » ; Gallup, 2020).
Le manque de soutien social au travail est aussi un facteur de risque important pour le stress et l’épuisement professionnel (Bakker et Demerouti, 2007 ; Shirom et al., 2011). En l’absence de réseaux de soutien (collègues à l’écoute, moments d’échanges), les difficultés rencontrées deviennent plus difficiles à gérer. Cela augmente la pression sur les individus et contribue à une sensation d’épuisement. Une organisation dénuée de lien social expose ainsi ses employés à des risques accrus de mal-être et de burn-out.
La cohésion est donc une clé pour la réussite des équipes et un enjeu de Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT). Elle permet non seulement une meilleure efficacité, mais aussi une résilience collective face aux défis quotidiens multiples et de plus en plus nombreux dans un contexte de complexité croissante et de crises successives permanentes. Sans liens sociaux forts, les collectifs de travail deviennent de simples agrégats d’individus qui manquent de synergie. Les conflits risquent alors de s’intensifier et la collaboration se dégrader, entraînant une baisse de la qualité du travail et des tensions internes.
On comprend ainsi aisément l’importance de recréer des liens sociaux confiants au travail.Dans la vie en général et a fortiori en milieu professionnel, le besoin de relations humaines et d’entraide est important. Nous entendons bien qu’une relation « chaleureuse » ne remplace pas des relations fondées sur les compétences mais les relations humaines positives contribuent à l’épanouissement personnel, professionnel et à la motivation. Ceci permet de créer un espace où chacun se sent valorisé et soutenu. L’entraide, loin d’être simplement un bonus, est un facteur fondamental de succès collectif. Elle renforce la solidarité, fait naître des liens de « camaraderie », et favorise un climat de confiance propice à la production, la créativité ou à l’innovation.
L’idée serait alors de tendre vers un modèle d’entreprise plus humain et respectueux de chacun permettant de se réunir autour d’un objectif commun permettant la réussite du projet de la collectivité, de l’entreprise ou du service. Et pourquoi pas inculquer une culture de la valeur d’entraide ?
La recherche de relations authentiques et compréhensives au travail est aussi une question de société. Dans un monde où les interactions sont souvent digitalisées et rapides, la collectivité ou l’entreprise peut devenir un lieu où les gens redécouvrent le plaisir du collectif et du rapport humain. Cela passe par la mise en place d’opportunités et de pratiques qui favorisent la rencontre et l’échange sur le travail mais, peut-être, aussi au-delà des simples impératifs productifs.
La question centrale pour nous est de parvenir à créer un espace-temps de travail où les agents, les salariés, les cadres auraient une motivation intrinsèque première à mener à bien les missions et les projets qui leurs sont confiés tout en percevant leur environnement de travail comme une source d’expérience et d’évolution en accord avec leurs valeurs.
Les managers ont un rôle central dans la création de relations saines et efficaces. En favorisant la reconnaissance, la transparence et l’inclusion, ils contribuent à bâtir un environnement où la dynamique de groupe, dans laquelle chacun se sent considéré, fonctionne.
La première étape consiste à apporter un soin particulier à la définition du projet (politique, stratégique, de service…) que le cadre va incarner et qui sera porté ensemble par les agents ou les collaborateurs à des niveaux divers en fonction de leurs missions. Dans cette perspective, une attention pourrait être focalisée sur les missions que l’on confie aux agents afin de maintenir visible, ici et maintenant, l’objectif en lien avec le projet collectif.
À ce stade, les ressources que l’on peut allouer au travail deviennent cruciales.
On peut évidemment faire la promotion d’un « management bienveillant participatif » où chacun aurait la possibilité de s’exprimer et de contribuer aux décisions qui renforcerait le sentiment d’appartenance.
Mais, cela restera une idéologie si les conditions de terrain ne permettent pas l’atteinte des objectifs. En effet, comment imaginer être efficace et motivé à mener à bien une mission qui nous est confiée si l’organisation ne nous met pas les ressources à disposition (temps, matériel, personnel, …) ?
Au-delà des moments de convivialité qui peuvent être proposés pour faciliter les interactions sociales (pauses-café, team building, ateliers collectifs ou déjeuners d’équipe), il nous semble primordial que les directions et les cadres soient en capacité de comprendre et d’échanger, c’est-à-dire qu’ils disposent des compétences et du temps, avec tous les collaborateurs à propos des problématiques rencontrées dans le travail autour du projet commun qui fait l’union.
La disponibilité et l’organisation des moyens d’atteintes des objectifs (techniques, matériels, humains, …) ainsi que les dysfonctionnements qui en résultent font souvent le lit des tensions, des conflits et de la division entre les membres d’un collectif de travail. Collaborateurs qui, on le rappelle, ont de plus en plus culturellement tendance à privilégier l’individualisme.
Face à des dysfonctionnements quotidiens vécus par les agents, le défaut d’écoute, de propositions et de mises en œuvre de solutions réalistes par l’encadrement conduit les collaborateurs à perdre de vue l’objectif, le cœur de leur activité commune, et les désengage du collectif humain.
La fragmentation du collectif de travail va alors en retour, accentuer l’individualisme et limiter le recours au soutien social (pair, collègue, supérieur) qui est pourtant un facteur de protection de la santé face aux exigences du travail.
La boucle est malheureusement bouclée.
On comprendra donc à l’issue de cette réflexion qu’un collectif de travail soudé ne peut exister qu’autour d’objectifs clairs et réalistes définis par les directions et les cadres. Mais ces derniers doivent également être à l’écoute des dysfonctionnements, des besoins collectifs de réajustements éventuels (moyens, compétences, …) et même avoir le courage de revoir à la baisse les objectifs initialement définis en expliquant les raisons. Ceci au risque d’une perte de sens pour les agents, et d’un certain mépris.
Et c’est uniquement dans ce cadre que la mise en place de temps et d’espace (physique ou numérique) de partages collectifs seront ensuite utiles.
Face à l’évolution rapide du monde professionnel, il est essentiel de repenser la place des relations sociales ainsi que de l’encadrement. La rupture du lien social au travail, si elle est ignorée, peut avoir des conséquences néfastes tant pour les individus que pour la performance collective. Recréer des espaces de partage sur le travail et de convivialité, favoriser un management performant et développer des outils qui renforcent les échanges sont autant de leviers pour bâtir un environnement de travail efficace et humain.
Le retour aux valeurs de collectif, d’entraide et de camaraderie est plus qu’un simple souhait : c’est un impératif répondant aux besoins actuels des collaborateurs (qui sinon privilégieront la dimension individuelle) et garantir la durabilité des organisations dans un monde en mutation.
Mais comme nous l’avons vu, cette dynamique commune ne se décrète pas, elle se construit à partir de la définition d’objectifs clairs et sensés, de courage, de l’écoute et de la compréhension collective du travail réel.
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